La lanterne d’Akklésia
Lecture à reculons

Jean 9 - Le discernement, la remise en question

Jean 9.39

Je suis venu en ce monde pour un discernement [variantes : une remise en question, un jugement] : pour que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles.

La déclaration du Christ nous frappe. Elle est, comme on dit dans le jargon technique actuel, « programmatique », c’est-à-dire qu’elle énonce un programme ou une action. On peut même dire que le Christ « annonce la couleur ». Il y a évidemment un jeu métaphorique entre les paroles de Jésus et ce qu’il vient d’accomplir : rendre la vue à un aveugle. Très bien. Mais « pour que ceux qui ne voient pas puissent voir »...quoi ? Puissent voir quoi ? Remontons dans le texte.

[Juste avant]
Jean 9.35-37

Alors il vint le trouver et lui dit : « Crois-tu au Fils de l’homme ? » Il répondit : « Et qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? » Jésus lui dit : « Tu le vois, et c’est lui qui te parle. »

Des paroles impressionnantes, une fois de plus. « Tu le vois », « et c’est lui qui te parle. ». WOW. Imaginez-vous un instant à la place de cet homme, face à celui qui vient de vous ôter une cécité permanente, innée, et qui vous a donné de voir la lumière, le monde, les hommes pour la première fois. L’aveugle-né guéri ne demande pas à ce moment-là ce qu’est « le Fils de l’homme », il veut croire en celui qui l’a miraculeusement guéri et il comprend que le « Fils de l’homme », dont parle celui qui l’a touché, est cette puissance même qui a métamorphosé sa chair. Ainsi donc, dans la logique évangélique, Jésus est le Fils de l’homme qui fait la volonté de Dieu, son Père, et est exaucé par lui. L’expression a pourtant de quoi désarçonner. Le faiseur de miracles est-il Fils de l’homme ou bien Fils de Dieu ? Il semble y avoir une confusion délibérée, une absence de distinction entre les deux. Jésus demande de croire au Fils de l’homme de la même manière qu’on croit à un dieu.

[Encore avant]
Jean 9.34

Ils répliquèrent : « Tu es tout entier plongé dans le péché depuis ta naissance, et tu nous fais la leçon ? » [variante : « De naissance tu n’es que péché et tu nous fais la leçon ? »]

Les pharisiens ont houspillé l’aveugle-né guéri, l’ont assailli de questions, convoqué deux fois. Mais lorsque ce dernier a pris le temps de s’exprimer, il a cherché à répondre de manière cohérente et s’est mis à réfléchir. Ce qui lui est arrivé personnellement, dans sa chair, est trop bouleversant pour qu’il esquive les demandes inquisitrices des religieux, comme ses parents l’ont fait pour avoir la paix. Il a donc eu l’audace d’avancer des explications « théologiques », s’efforçant ainsi de comprendre en profondeur ce qui lui est arrivé et comment c’est arrivé. En faisant cela, il empiète sur les plates-bandes des pharisiens, il remet en question ceux qui sont censés savoir et voir les choses spirituelles, ceux qui font profession d’avoir du discernement.

La riposte, cinglante, est une attaque ad personam. « Toi qui n’es rien, tu prétends enseigner les guides du peuple ? » La remarque sur le péché touche directement à la nature de l’homme attaqué. Les pharisiens, en effet, ne lui disent pas : « Toi qui ne sais rien, tu prétends enseigner des enseignants ? » – mais « Ta nature (pécheresse) ne te permet pas d’échanger avec nous sur un pied d’égalité. » Il n’est pas vraiment précisé dans le texte pourquoi cet accent sur la nature pécheresse de cet homme, l’explication à la fois logique et traditionnelle tient à des raisons de purification – un pharisien s’estime plus pur, plus sanctifié parce qu’il suit scrupuleusement les préceptes de la Loi – et surtout à la coutume de considérer l’infirmité comme une conséquence du péché. L’aveugle étant infirme de naissance, sa chair manifesterait ainsi le péché en permanence.

Il y a en tout cas un jugement sur le corps.


ö ö

La remise en question, le discernement, le jugement dont parle le Christ, ne tournent-ils pas également autour de l’incarnation ?

« Tu le vois, et c’est lui qui te parle. » [L’homme déclare sa croyance et se prosterne]. Jésus dit alors : « Je suis venu en ce monde pour une remise en question. »
— La remise en question d’une conception de Dieu ? D’une façon de voir Dieu, et donc les hommes ?

Les pharisiens accusent l’homme, l’aveugle-né, d’être « tout entier plongé dans le péché », sans doute pour éviter de répondre à sa remarque sur le faiseur de miracles : comment un pécheur peut-il faire un tel prodige ? Une note des biblistes relie l’explication de ce miracle à la nouvelle naissance. On retrouve ainsi la notion de corps à chaque étape de cette histoire. Le corps pécheur de l’homme, le corps purifié de l’aveugle-né, que les théologiens comparent au nouveau-né spirituel, et le corps du Fils de l’homme qui se présente comme étant immédiatement vu et entendu, c’est-à-dire expérimenté sans médiation. Présent au monde sensible et à la réalité commune, partagée.

Comme dans d’autres épisodes de guérison par le Christ, il y a un intermède où la personne guérie passe par le jugement du parti religieux avant, éventuellement, de retrouver le Christ ; ou bien c’est le Christ lui-même qui envoie la personne qu’il vient de guérir vers les religieux. Dans cet épisode, les pharisiens se déclarent contre Jésus – car ils ne savent pas d’où il vient, contrairement à Moïse, dont ils sont, disent-ils, les disciples. Les pharisiens insistent : « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse » (Jn 929) – Moïse étant celui qui a transmis la Loi de la part de Dieu. Le Dieu des pharisiens est la Loi. La Loi, même considérée comme la volonté de Dieu, est une abstraction.

Dans ce dialogue non-formulé, indirect, entre Jésus et les religieux via l’aveugle-né, le Fils de l’homme semble répondre que, même infirme, l’homme n’est pas tout entier péché ; ou bien serait-il en train de dire que l’homme peut être entièrement guéri/métamorphosé (nouvelle naissance de la guérison) sans la Loi ? Ou encore, peut-être, que la question du péché n’est pas la bonne question.

Si le point de controverse imposé par les religieux – ce Jésus faiseur de miracles est-il un pécheur face à la Loi ou non ? – si cette question est suspendue, insoluble, caduque, le Christ a donc repris la parole pour dire à qui peut l’entendre que Dieu n’est pas la Loi. Dieu n’est pas une abstraction ; il se voit, s’entend et touche les êtres pour les métamorphoser.

À une époque où il semble que Dieu fût justement en train de s’établir comme une abstraction, via l’expansion du monothéisme, de la Loi et des diverses philosophies antiques, « Jésus-Christ » ne venait-il pas publier et témoigner qu’au contraire, Dieu est ce Fils de l’homme incarné qu’un aveugle-né à peine guéri peut voir et entendre ?

Voir le Fils de l’homme, n’est-ce pas discerner Dieu ? N’est-ce pas remettre en question la nature de Dieu ? Si le Fils de l’homme est Dieu, Dieu serait par conséquent cet homme qui a parlé directement aux hommes et que l’on a pu voir face à face avec des yeux de chair. C’est ce qu’affirme ici Jésus, le faiseur de miracles ayant rendu la vue à un aveugle-né.

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