ENTRÉE DU FORUM
2012
« Dieu en toute liberté » de Eugen Drewermann (1)
1er intervenant
Extrait du livre d’Eugen Drewermann « Dieu en toute liberté » (p. 14 à 22) :
Il n’est que trop clair que la doctrine de l’Église a entouré le message de Jésus comme l’écale entoure la noix : il nous faut la briser pour accéder à son contenu. À cet effet, nous disposons aujourd’hui déjà d’un premier outil très efficace pour exercer la pression nécessaire : il apparaît qu’à elle seule la forme de sa « doctrine » suffirait à mettre l’Église en opposition diamétrale par rapport au message de Jésus ; cette manière bureaucratique qu’elle a de posséder la vérité aboutit à une trahison systématique de l’homme de Nazareth et de son existence prophétique. Pour arriver à cette conclusion, il suffit de comparer la manière dont Jésus était présent au monde et le style du « message » de l’Église.
Mais on ne peut s’en tenir à cette seule constatation ; elle marque bien plutôt le véritable commencement de la réflexion : nous devons nous demander, du point de vue psychologique, quelle espèce de « sens » peut bien renfermer cette construction tout à fait bizarre qu’est la théologie de l’Église ; quelles motivations sont à l’origine de la constitution précisément d’un tel type de théologie ? Et qu’en est-il de l’effet produit par ce système sur ceux qui se définissent comme ayant « foi » en lui ? Ce sont de telles questions qui doivent nous permettre maintenant de nous procurer le second « outil » dont nous avons besoin pour casser la « noix ». Il ne s’agit là même pas encore, notons-le bien, de discuter des contenus de la foi chrétienne, mais seulement d’entreprendre la description et l’évaluation psychologique de la structure que l’Église donne à leur expression : qu’advient-il des êtres qui ont appris à « croire » dans une Église ainsi faite, et comment sont faits les êtres qui la justifient et en assument pour leur part l’existence ?
Il est un ensemble de caractéristiques qui, du point de vue psychologique, relèvent d’un seul et même schéma fondamental et sont les conséquences inévitables de cette foi dont nous avons déjà montré le caractère dogmatique. Notre thèse n’est pas, il convient aussi de le noter ici, que tous les catholiques se sentiraient personnellement conformes à l’image qui va être donnée ; il ne s’agit pas du tout de généraliser à partir d’un nombre limité d’observations empiriques et d’élaborer un modèle hypothétique du psychisme catholique ; nous voulons seulement dire — mais en y insistant — qu’une certaine conception de la foi doit nécessairement produire certains effets sur ceux qui en sont les tributaires, et ce sont ces effets que nous nous proposons de décrire. Ce qui en ressortira, ce ne sera assurément pas l’image empirique d’une « normalité » catholique moyenne, mais le type théorique de la « personnalité de base » ecclésiale dont elle est le vecteur. En d’autres termes : même dans l’Église catholique il y a pour sûr bien des manières « normales » d’éviter de compliquer les choses et de se compliquer l’existence à l’excès ; mais qu’advient-il de ceux qui s’efforcent de prendre vraiment au sérieux tout ce que le magistère de l’Église catholique leur enjoint de croire ? Telle est la question qui se pose maintenant. Qu’en est-il, psychologiquement parlant, du principe du catholicisme ?
Prenons pour commencer l’interdiction de douter. Prétendre éliminer le doute argumenté en tant que moyen d’une recherche honnête en décrétant dogmatiquement l’infaillibilité du magistère n’apparaissait jusqu’à présent que comme une contradiction au niveau des fondements intellectuels d’une théologie « scientifique ». Mais quand l’Église qualifie tout doute concernant sa doctrine, quel qu’il soit, de péché contre Dieu, qu’est-ce que cela signifie, du point de vue psychologique, pour le croyant pris individuellement ?
Une chose est déjà certaine : pour lui, la « foi » ne peut plus résulter de la dialectique de l’essai et de l’erreur à l’intérieur de sa vie personnelle ; il ne lui est plus permis de trouver Dieu par lui-même ; au contraire, il est tenu d’admettre que Dieu lui a déjà présenté, dans l’objectivité de la doctrine de l’Église, toute la vérité. C’est précisément pourquoi le doute manifeste un manque de respect envers l’autorité de l’Église et constitue aussi, par conséquent, un lèse-majesté envers Dieu. Certes, selon la doctrine catholique elle-même Dieu est le créateur de l’homme, et c’est pourquoi les vérités divines sont par principe accessibles à celui-ci, et l’on devrait donc en conclure logiquement, dans la perspective catholique même, que le devoir de l’homme ne peut pas être d’avoir à choisir entre le divin et l’humain comme termes d’une alternative.
Et pourtant le magistère de l’Église réussit, par son dogmatisme, à susciter précisément cette opposition qui est, en fait, mortelle : ce n’est plus désormais en l’homme et par l’homme que Dieu parle ; il a parlé, une fois pour toutes, à travers son « Fils » Jésus Christ, et s’il parle encore, c’est surtout à travers le magistère de « son » Église. Dans ces conditions, il s’agit réellement de se décider : écoutera t-on sa propre voix intérieure, ou celle de l’Église ? Dieu, la chose est maintenant claire, n’est plus du côté de l’individu avec ses questions, ses détresses et ses angoisses ; le devoir de l’individu, à ce que l’on sait aujourd’hui, c’est l’obéissance à ce que lui dit l’Église. L’interdiction de douter et la foi qui commande d’obéir au magistère de l’Église ont donc pour première conséquence dans la vie de l’individu l’aliénation de sa conscience personnelle. Bien sûr, on n’ose pas aller jusqu’à dénier purement et simplement à l’être humain une conscience personnelle, mais il a le devoir, en tant qu’individu, de dresser sa conscience et de l’orienter selon les enseignements du magistère.
Quelle tournure la chose peut prendre le cas échéant, c’est ce que l’on a pu constater en 1956, quand, à propos du réarmement de la République fédérale d’Allemagne, la pape Pie XII déclara qu’un catholique n’avait pas le droit de se réclamer de sa conscience pour refuser le service armé. Cet exemple est particulièrement éloquent, parce que sept années plus tard, à l’occasion de Vatican II, l’Église changea elle-même de position ; du jour au lendemain, il se trouva que l’objection de conscience était autorisée. Auparavant, en revanche, ce qui était un jeu pour chaque catholique, c’était son existence même dans l’Église. Si l’individu croyait en conscience devoir prendre une décision autre que celle que prévoyait la doctrine, il succombait « objectivement » à l’égarement de sa conscience morale. Selon la doctrine, l’être humain est tenu de suivre sa conscience même ainsi égarée ; mais est-ce la solution ? De son côté, l’Église a bien entendu le devoir de dénoncer l’erreur en tant que telle, et de déclarer que celui qui la commet n’est « plus catholique » ; en conséquence de quoi il doit aussi être traité selon la « loi de l’Église » : il est définitivement « exclu ». Mais il y a pire encore que toutes les sanctions de l’Église : le croyant est alors divisé dans la conscience même de son être ; il ne peut pas se contenter de voir son jugement moral ainsi confisqué par l’Église ; pour lui, l’erreur n’est nullement du côté de sa propre façon de voir les choses, mais dans le point de vue de l’Église, qu’il cherchera donc à modifier par tous les moyens. Pour pouvoir tout simplement continuer à exister en tant qu’être moral et ne serait-ce que pour sauvegarder sa substance spirituelle, il se voit alors contraint à rejeter désormais sa prétention qu’à l’Église de parler au nom de Dieu lui-même ; il ne pourra donc éviter de remettre en question le caractère divin du magistère lui-même. « Croire en Dieu, qu’est-ce que cela veut dire pour toi : croire en toi-même, ou en l’Église« ? » Cette question se pose alors à lui, inéluctable, et il s’agit vraiment d’une alternative. Même si d’aventure l’Église en vient par la suite à se rallier à son point de vue, le conflit n’en est nullement modifié dans son principe.
Dans tout conflit grave entre la doctrine de l’Église et la conscience morale de l’individu, le magistère étant donné pour infaillible et divin, il n’existe que deux solutions : la capitulation ou la révolte. (c’est moi qui souligne)
Dans le cas de la capitulation, une première possibilité est que le rejet défensif du doute concernant la foi, en d’autres termes la destruction de la conscience morale personnelle, se convertisse en doute chronique sur soi-même : pour ne pas avoir à remettre l’Église en question, par exemple lorsqu’elle interdit l’objection de conscience au nom de Dieu, l’individu succombe à la contrainte obsessionnelle de remettre en question son propre jugement : il s’interdit la présomption de prétendre mieux connaître les injonctions de Dieu que l’Église, qui représente Dieu sur la terre ; s’il s’imagine reconnaître une vérité qui contredit manifestement l’enseignement de l’Église, c’est plutôt un signe patent de son orgueil ? Dans ce cas, la confiance en une Église régie par Dieu se confond avec une défiance chronique envers soi-même. Le conflit avec l’Église est intériorisé en conflit avec soi-même. Ou plus exactement : la dépersonnalisation de la question religieuse dans le magistère de l’Église a pour conséquence inévitable de personnaliser le litige concret : qui ne parvient pas à se mettre en accord avec l’autorité de l’Église est nécessairement atteint dans sa personnalité de dégradations psychiques ou morales : sinon, comment pourrait s’expliquer sa dérive par rapport à une vérité divine que lui présente un magistère infaillible ?
Remarquons en passant que l’affaire de l’objection de conscience en 1956 n’est ici qu’un exemple parmi tant d’autres que l’on pourrait multiplier. L’interdit jeté par la pape sur la contraception artificielle, le fait de qualifier de « luxure » toute rencontre sexuelle hors mariage, la stricte prohibition des contacts homosexuels, le refus des sacrements aux divorcés remariés, ou encore la multiplicité des cas où le magistère considéré comme des « dérives de la foi » les divergences par rapport à ses assertions (la naissance virginale, le sépulcre vide, les miracles faits par Jésus : toutes ces points sur lesquels l’Église donne de sa propre doctrine une interprétation concrétiste et fondamentaliste) : de quelque côté que l’on tourne son regard, il apparait à l’évidence que le principe en vigueur est celui d’un magistère qui se pose lui-même, au nom de Dieu, comme absolu, et se fonde structurellement sur l’oppression de la personne humaine individuelle. Dans l’ombre d’un ministère ainsi posé en absolu, les êtres humains n’ont plus, par principe, qu’un caractère relatif : ils sont ou bien assujettis au service de Dieu sous les espèces de l’Église, ou bien objectivement nuisibles ; tout bien considéré, leur seule valeur réside dans la partie de leur moi propre qu’ils délèguent à un Dieu transformé en fonctionnaire de l’Église. Telle est la première possibilité.
L’autre possibilité, c’est celle de la révolte : la personne ose se redresser, et oppose à l’obéissance à l’Église l’obéissance à son être propre ; elle engage sa volonté contre la volonté de puissance de l’Église, et refuse de se soumettre. Mais ce qui se passe alors, en fait, dans le simple instant d’une telle décision, c’est que l’édifice spirituel tout entier de l’Église en tant que magistère divin s’écroule, et qu’il n’en reste que poussière. Aussi longtemps que ce magistère s’obstine dans son infaillibilité sous garantie divine, c’est là la seule alternative : ou bien Dieu s’exprime pour l’essentiel à travers un savoir auquel une autorité statutaire peut donner forme objective, ou bien il parle en tant que personne par le canal de personnes humaines. C’est entre ces deux termes qu’il faut choisir.
La seule échappatoire que propose l’apologétique ecclésiale n’est guère opératoire en l’occurrence ; le magistère du pape et des évêques ne serait « infaillible » que dans la « communauté » des fidèles. Un tel « argument » ne vaut rien tant que la « communauté des fidèles » n’est rien d’autre qu’une communauté de soumission aux diktats des hiérarques. Or il ne peut en aller autrement tant que le magistère de l’Église catholique est institué en théorie, certes, « pour » les fidèles, mais en fait au-dessus des fidèles, voire contre eux. Aussi longtemps qu’il n’émane pas des fidèles eux-mêmes mais de “Dieu”, un tel Dieu clérical n’est pas du côté des fidèles, mais de celui de l’autorité administrative organisée sous son invocation. Le « peuple » n’est pas plus concerné par un tel Dieu que ne l’était la population de Ninive ou d’Assur, au temps où quelque roi de l’Orient antique pouvait se croire tenu de déclencher encore une fois la guerre afin d’étendre le pouvoir de son dieu. Ce que reflète un tel gouvernement « de droit divin », ce n’est pas l’intégration du « peuple », c’est son impuissance objective.
Ce n’est donc pas par hasard que l’écroulement de la monarchie absolue dans le système conceptuel de l’ordre politique en Europe occidentale a coïncidé avec la critique fondamentale du dogmatisme religieux par les Lumières. Si Dieu cesse de parler à travers l’homme, son discours même perd sa consistance spirituelle et son contenu religieux. Un tel Dieu n’est plus rien d’autre, à l’évidence, que le pilier d’un pouvoir clérical, et la seule obligation de croire en l’Église entre alors en contradiction avec la foi en la Dieu qui a crée l’homme. Beaucoup d’êtres ont depuis lors tourné le dos à l’Église, simplement pour ne pas cesser de se respecter eux-mêmes. D’autres restent liés de façon formelle à l’Église, mais au fond dans le seul espoir illusoire que le magistère voudra bien renoncer à prétendre à l’infaillibilité, et se montrer enfin disposé à écouter les hommes. Mais cela n’est pas possible à moins que le catholicisme romain, dont se réclament aujourd’hui, à travers le monde, plus de 900 millions d’êtres, ne cesse d’être ce qu’il est : un avatar spirituel de l’impérialisme romain.
Assurément l’individu peut atténuer en pratique, pour son propre compte, les conflits avec le magistère, et suivre dans sa vie la maxime selon laquelle tout ce que la « police » ne remarque pas est « permis » : toute une génération de femmes, par exemple, a dû apprendre depuis des décennies à utiliser le stérilet, bien que la théologie morale veuille les persuader qu’elles se rendent ainsi coupables d’« avortement précoce » et commettent de ce fait un « meurtre » ; elles se sont mises en grand nombre à utiliser « la pilule » en dépit de la condamnation que l’Église porte sur toutes les formes de contraception « artificielle » ; beaucoup de jeunes et de jeunes gens ont appris à exprimer leur amour d’une façon qui corresponde à la vérité de leurs sentiments, même si c’est en contradiction avec les enseignements de l’Église. Comme on peut le constater, tout cela ne les empêche pas nécessairement, en pratique, d’encadrer les jeunes ou d’être membres d’un conseil de paroisse ; en Allemagne, un brin d’esprit « rhénan » aide à ne pas prendre ces grands Messieurs tout à fait au sérieux qu’ils ne font eux-mêmes à l’évidence, et représente donc même un petit facteur de liberté dans l’Église. Mais même ce « compromis » d’une raison réaliste s’établit au prix de douloureuses divisions intérieures : on est bien obligé de croire en ce magistère, mais sans pouvoir croire en lui comme il l’exige lui-même ; on est membre d’une Église envers laquelle on est forcé de simuler une obéissance destinée seulement à sauvegarder un espace de désobéissance effective. En d’autre termes, on prend ses distances par rapport au conflit religieux en le laissant en suspens. On refuse de prendre au sérieux la décision, en s’évadant dans une sorte de badinage à l’intérieur même de l’Église. Des questions religieuses qui devraient concerner l’être tout entier, il ne reste plus que les formes d’une adaptation sociale dans l’équivoque. Dans bien des cas, la justification subjective de cette attitude peut paraître honorable : chez les plus éveillés, elle est en règle générale que l’on ne peut changer l’Église qu’en en faisant partie. Mais un tel point de vue, précisément, manifeste déjà, aux de la hiérarchie catholique, toute l’arrogance d’un subjectivisme débridé : comment un individu peut-il donc prétendre savoir, à lui seul, sur quels points le magistère devrait changer ? En quoi il doit changer, il le sait lui-même, ou Dieu le lui fera savoir. Point final ! Autrement... « mais où irait-on ? »
Le seul facteur qui décide dans quelles mesure et de quelles manière une existence religieuse est entraînée dans le tourbillon de cette alternative entre l’institution et la personne, c’est donc son degré d’intensité. Ce que l’on peut dire à coup sûr, c’est ceci : plus un être met d’énergie à se conformer à la doctrine de l’Église, plus sera dur, nécessairement, le combat qu’il devra livrer contre lui-même pour préserver l’autorité du ministère. Il est obligé d’infléchir sans cesse sa pensée propre contre elle-même et de se prouver, voire de démontrer par les moyens de la raison que les enseignements de l’Église sont « juste » et « conformes aux exigences de la raison », si absurdes qu’ils puissant paraître. Et surtout, ce sont ses propres perceptions qu’il doit sans cesse remettre en question, en entretenant systématiquement la confusion sur cette opposition insoluble entre le divin et l’humain : tout ce que l’on trouve intolérable en soi dans le gouvernement de l’Église, il faut l’imputer à la « faiblesse humaine » de ceux qui l’exercent, et y répondre par une compassion humaine conforme à la parole divine qui commande l’amour ; mais il faut croire, en dans le même temps, que c’est justement dans ces hommes faibles et « faillible » — ces fonctionnaires — que la puissance de Dieu se manifeste. Ce qui est commandé, c’est donc l’obéissance au ministère et la compassion envers les hommes qui l’ont en charge : de quelles facultés de perception et de jugement l’homme devrait-il donc être doté pour pouvoir tirer encore quelque chose de cette doctrine à double fond ?
2e intervenant
Bonjour Le nuage blanc,
C’est bien courageux d’avoir réécrit à la main ce long extrait.
Sur le fond, je suis d’accord avec quasiment tout ce qui y est mentionné. Je n’irais pas quand même jusqu’à approuver certaines libertés de moeurs qui y sont admises sous couvert de résister au magistère (de mémoire : fornication, relations homosexuelles, par exemple).
Ma principale observation est que cet article critique se focalise sur l’Eglise catholique, son Magistère, ses traditions (même s’il n’est pas fait mention de ces dernières). Il s’agit en substance d’une organisation institutionnelle humaine hiérarchisée bien éloignée de la simplicité biblique et de la puissance de l’Esprit, si bien que l’on ne doit pas s’étonner de ses nombreuses déviations, de son intolérance, et de ses prétentions à l’infaillibilité.
Les autres systèmes religieux chrétiens peuvent aussi être critiqués, étant des constructions humaines, même si l’intensité des reproches qu’on peut leur faire est souvent moindre.
L’Église du Seigneur est bien autre chose : c’est l’ensemble des véritables chrétiens, quelles que soient les dénominations où ils se rassemblent. Cette Église existe, même si l’homme ne peut la voir en son entier (Dieu la voit, Lui).
Une question qui me paraît essentielle est alors de considérer s’il peut exister une expression collective de cette Église, un témoignage collectif qui lui soit rendu, malgré ses divisions et ses faiblesses. Ma réponse personnelle est : oui.
Je ne connais que de loin cet auteur, aussi aurais-je bien de la vanité d’en parler avec précision — ce que je ne ferai pas. Toutefois, et bien que l’extrait que tu partages comporte nombre d’éléments avec lesquels je m’accorde, j’aimerais faire deux ou trois remarques globales et plus ou moins critiques sur Drewermann.
D’abord l’Église (ou les églises) n’est pas l’Ennemi par excellence, et ce serait une grave erreur de voir en elle l’incarnation première et finale de la problématique d’une subversion du christianisme. En vérité, c’est faux. L’ekklésia n’est pas le noyau du problème. Il faut donc savoir lui faire face mais non pas l’élever au rang qu’elle n’a pas. Il faut reprendre le texte biblique et être bien plus simple. Le problème, c’est l’Arbre du bien et du mal, c’est la raison logique. Dès l’instant où celle-ci prétend être détentrice de la vérité, c’est-à-dire que dès l’instant où elle se prévaut d’être la méthode absolue pour atteindre le but même de Dieu, il y a chute. Ce but divin, cette promesse, la raison aussi l’entraperçoit : « Vous serez comme dieu ». Car l’intention divine est en effet que l’homme devienne Fils, participe à Sa nature, et que pour lui aussi l’infini des possibles lui appartienne : « Rien ne vous sera impossible ». Simplement (si j’ose dire), la méthode divine, c’est la foi, non la raison. Par la foi, je ne me justifie devant rien ni personne, et c’est ma « volonté qui tient lieu de raison » (Juvénal) ; mais par la raison, je me justifie devant une vérité préexistante : les lois dualistes du bien et du mal qui dès lors règnent à la place de ma liberté et pour l’administrer.
L’Église n’est en réalité qu’un des multiples avatars, un des multiples vêtements dont ont besoin les forces de la raison pour s’incarner, pour prendre forme visible, pour faire accroire que par son administration la divinité se fait réalité et apporte bonheur et stabilité à l’humain. Mais d’autres incarnations très puissantes existent : la sacralisation de la famille et du couple fut la première, la nation et le peuple sont aussi extrêmement réussis, les politiques en général, les sciences, l’économie, le sport, toutes les religions, la cité… et finalement l’universalisme qui est son absolue espérance. Bref, la raison lumineuse a toujours pour prédication l’Unité et l’harmonie, soit donc la paix. Car elle envisage cet état comme une béatitude. Elle prétend que sa logique consiste à atteindre ce paroxysme d’Unité béate lorsque les extrêmes s’unissent ! Cet équilibre parfait entre les deux opposés, elle l’appelle la parfaite tiédeur. Ainsi, pour elle, l’Unité est synonyme de Fusion, et c’est en fait l’inertie. C’est pourquoi toute forme de liberté est synonyme pour elle de changement et de mouvance, soit donc, la liberté est son Ennemi. C’est exactement ce que disent les philosophies de l’hindouisme, du bouddhisme et la philosophie grecque : naître, c’est pécher, car naître, c’est s’individualiser, se personnaliser, sortir de la divine harmonie fusionnelle.
Or, qu’est-ce que la liberté ? C’est la foi en vérité. Car même l’homme athée qui est assoiffé de liberté est finalement mu par la foi en ce qu’il veut, en un rêve qu’il voit et qui paraît logiquement irréalisable, une vision que la raison ne lui permet pas d’accomplir mais vers quoi il tend cependant contre toute logique. Et tout ce que l’humanité a vécu de transformations est en réalité le fruit d’une foi en l’impossible que des fous ont exprimé. Que s’est-il passé par la suite ? Dès l’instant où cet impossible parvient enfin à s’incarner, la raison s’en empare et le fait sien, l’administre, le réglemente. Elle boit alors son suc, c’est-à-dire sa possibilité de liberté, sa foi. Elle le vampirise puis se prétend, elle, être la vérité par laquelle l’homme atteint l’impossible. Et l’homme y croit.
Pourquoi est-ce que je dis cela ? Parce que, dans le cas de la foi en Christ, lui dont le discours est le diamant même de cette liberté dans lequel aucun levain de la raison n’apparaît, dès l’instant donc où l’homme tourné vers le Christ perçoit que l’Église s’est emparée de son discours pour Le subvertir en dogmes, en administrations et par les « fonctionnaires » ecclésiastiques comme dit Drewermann… dès cet instant s’ouvre pour cet homme une tentation d’une puissance colossale. C’est de cette tentation dont je parle souvent en me référant au Sola Fide de Chestov : « Dans la vie pratique, on ne sait quoi faire de la doctrine de sola fide (par la foi seule). Dès qu’il faut se tourner vers les hommes, on s’aperçoit que la foi effraye ; les hommes ont besoin d’une autorité ferme, implacable, à pouvoirs illimités, toujours fidèle à elle-même. » C’est ainsi que l’homme libéré de l’ekklésia se tourne très souvent, et par faiblesse, vers une autre forme d’incarnation de la foi. C’est, je pense, le cas de Drewermann. Son activisme politique, son implication avec les vérités de la psychologie (Jung notamment, qui croyait stupidement que la nature animale est assoiffée de liberté alors que l’animal est précisément raisonnable), ou encore sa communion avec le bouddhisme… en sont les marques.
Vivre par le foi et s’en tenir au discours du Christ, c’est un traumatisme, au sens même du terme grec : « Le chemin est resserré et la porte étroite » (mat 7. 13-14). C’est-à-dire qu’il n’y a véritablement plus « aucun lieu où reposer sa tête ». L’homme de foi marche sur la crête d’une montagne, avec, d’un côté la possibilité de l’ekklésia pour y bâtir sa tente et incarner cette vérité de manière visible pour les hommes, et de l’autre, généralement, l’œcuménisme, oui sinon une construction politique mêlée de psychologie sur l’homme, d’une espèce de romantisme assez commun dans l’intellectualisme allemand d’ailleurs. C’est à cela que tend Drewermann, comme beaucoup d’ailleurs. Et dans ce piège on va bien sûr trop loin dans la critique. On en vient petit à petit à nier la résurrection du Christ ou ce qui dans son humanité échappe à l’intelligence de la cité moderne, à aller aussi trop loin dans la critique textuelle de la Bible, c’est-à-dire à débusquer dans son témoignage le moindre élément qui soit décalé avec la logique moderne pour n’y voir toujours qu’une construction mythique… Finalement, on fait la révolution, le tour complet, on revient à son point de départ : on envisage la construction d’un âge d’or ici-bas, là où toutes les religions fusionnent, où toutes les sciences trouvent un siège pour leurs vérités, et où le Christ devient enfin avec Bouddha, Mohamed et Moïse des leviers vers un mondialisme où régnera l’Unité. Le messianisme rejoint ici l’idée du Judaïsme : c’est un processus évolutif où l’homme synthétise les extrêmes pour les rassembler en un juste et tiède milieu. En fait, l’homme a fait agir Dieu dans la réalité présente (c’est très kabbaliste), car pour le Judaïsme, la résurrection fut toujours un problème. Le Judaïsme étant un pragmatisme de l’ici et maintenant, et il n’est pas question pour lui que le messie ne règne pas ici-bas en réalité.
C’est pourquoi, selon moi, il faut ajouter au sola fide du Christ, à la Foi seule, une autre expression : le Royaume des cieux seul. Car le message du Christ ne permet précisément pas de reposer sa tête dans une incarnation ici-bas, qu’elle soit ekklésiastique, œcuménique ou je ne sais quoi ; tant qu’elle s’incarne, et se couronne, elle est nourrie par l’arbre de la raison. Il faut refuser au Christ la couronne pour lui être fidèle, car lui-même a toujours fui la foule ou l’homme qui voulaient le couronner. C’est pourquoi le prophétisme de l’AT ciblait l’idolâtrie tandis que le prophète après le Christ cible la politique. Le prophétisme chrétien a compris que la politique est en vérité l’incarnation de l’idolâtrie ; la politique est la vérité devenue tangible et visible. C’est ce que relève Paul dans Romains 13 (de mémoire) : « Accepte la loi du lieu où tu vis. » En somme : Ne fais pas de politique, laisse la politique aux politiques, ne cherche pas à faire descendre le royaume des cieux sur terre, ne fais pas descendre le christ. L’erreur de Drewermann, je pense, comme beaucoup d’autres, c’est d’avoir attaqué l’Église en pensant avoir touché la racine de l’arbre maudit alors qu’il n’est que sur l’une de ses branches. Hélas, il ne fait que scier une branche et conserve l’arbre. Le piège est d’ensuite greffer à ce même arbre une branche œcuménique qui sera d’autant plus subversive, d’autant plus une vaniteuse pour se dire capable de mieux incarner le messianisme que l’église. L’erreur de Drewermann selon moi, c’est de croire que l’ekklésia est coupable parce qu’elle est l’ekklésia, alors que l’ekklésia est coupable parce qu’elle est de la politique, mais la fraternité n’est pas coupable, elle le devient lorsqu’elle s’impose de manière raisonnable, c’est-à-dire administrativement, politiquement. On ne peut commander d’aimer ; on aime, c’est tout et librement. Et commander d’aimer, c’est déjà mettre l’homme en question.
Il faut tenir bon, à l’instar de ceux qui ont résisté jusqu’au bout. Je pense à Kierkegaard, Chestov et bien sûr Paul : « La chair et le sang ne peuvent hériter le royaume de Dieu, et la corruption n’hérite pas l’incorruptibilité. » (1 Co 15.50). On aura beau y tourner dans tous les sens : il faut mourir et ressusciter, et « ce qui est quelque chose, c’est d’être une nouvelle créature ». Cette nouvelle créature, c’est mourir et ressusciter. Les plus grandes métamorphoses et les plus grandes transformations ne sont que des leurres. L’homme, dans sa chair, ne sera jamais plus qu’un animal intelligent. Pour être Fils, il faut vaincre la mort. Le Messie est toujours à-venir et malheur à celui qui prétendrait qu’il est ici ou là, et qu’il suffirait de détruire un système ecclésial pour Le voir paraître. Le seul qui détruira l’église, c’est le royaume des cieux, ainsi que le disait Barth : « L’Église est jugée par le Royaume des cieux ». C’est pourquoi il faut arracher, certes, arracher le dogme, l’ekklésia « gourouïsante » et la vicieuse raison, mais ensuite il faut seulement semer et planter dans l’invisible, mais non bâtir dans le visible. C’est-à-dire qu’il ne faut bâtir aucune vérité, mais écrire sur le sable, et si Dieu y voit son plant et ses mots, ce qui a été écrit et semé sera relevé après que le dernier ennemi aura été vaincu, après la mort.
2e intervenant
Hello, Je comprends que le paradigme suprême que prône Ivsan (et que Le nuage blanc ne dément pas), c’est “le royaume des cieux”. Évidemment c’est une notion très importante, quand bien même nous n’en aurions pas des définitions ou des limites homogènes entre nous.
Personnellement, si j’avais à en sélectionner un, ce serait un double : “Christ, et Christ crucifié” à l’image de ce que Paul écrivait au corinthiens : « quand je suis allé auprès de vous, frères, je ne suis pas allé avec excellence de parole ou de sagesse, en vous annonçant le témoignage de Dieu ; car je n’ai pas jugé bon de savoir quoi que ce soit parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Cor 21-2).