La lanterne d’Akklésia
ENTRÉE DU FORUM
2012

Comprendre Dieu

1er intervenant
Le langage pose problème, entre les hommes mais aussi entre Dieu et les hommes. Sinon, pourquoi aurions-nous tant de manières de considérer la personne de Dieu ?

Akklésia · Ivsan Otets

Si je m’adresse en français à un Français, pourquoi ne me comprendrait-il pas ? De même que si Dieu me parle, je suppose qu’il est assez intelligent pour me parler dans ma langue, et très exactement selon ma situation intellectuelle, culturelle… existentielle en somme. Toutefois, il s’avère que le prophète Ésaïe disait : « mon peuple ne m’a pas compris » (je cite ce passage car je suis en train d’écrire un petit commentaire dessus…). Pourquoi donc, même au regard de Dieu, meilleur des pédagogues qu’on puisse imaginer, l’homme a encore la possibilité de ne pas comprendre ? Bien plus, il a même la possibilité de croire qu’il a compris, et de se proclamer porte-parole du divin, tandis qu’il est peut-être complètement à côté de la plaque. Et ce rapport complexe entre l’homme et Dieu est précisément le même qui se retrouve entre l’homme et son prochain.

Les hommes prennent les mots à la lettre : « Je te prends au mot », dit-on à l’autre… de même fait-on avec Dieu. N’est-ce pas de là que vient notre problème d’incompréhension ? Il faut tout de même admettre que pour la réalité de la vie matérielle, c’est la meilleure démarche à avoir. Car enfin, celui qui ne prend pas la réalité à la lettre, c’est celui qui passe par la fenêtre pour descendre de chez lui alors qu’il habite au dixième étage d’une tour ; ne voulant pas prendre la Loi de la pesanteur à la lettre, il meurt. Mais faut-il s’adresser à l’autre et à Dieu, ou écouter l’autre et écouter Dieu, comme si l’on écoutait le message universel d’une Loi, c’est-à-dire comme si l’on écoutait un ange ? — « ange », ou mal’akh (מַלְאַךְ), dans l’hébreu, peut signifier « messager », c’est-à-dire porteur d’une vérité. Car il n’y a pas plus rigide et autoritaire qu’un message universel, soit donc qu’un ange ! Or, ce sont bien à des anges, c’est-à-dire à des concepts (« personnages conceptuels » disait Deleuze), que l’homme est soumis dans sa réalité quotidienne. Nous sommes soumis à leurs mots, c’est-à-dire des vérités lumineuses puisque justifiables par les preuves de la réalité. Elles ne sont pas des vérités devant lesquelles l’homme a recours à la foi, c’est-à-dire à une interprétation personnelle et unique comme tu le suggères. En revanche, les vérités issues de la foi utilisent des mots au sein de paraboles ou de métaphores. Car la réalité ne veut pas les justifier, et dès lors où elle est forcée de le faire, elle perd aussitôt son autorité : c’est ici la puissance de la Parole. Et en effet, comme tu le dis, un homme qui aurait cette puissance deviendrait créateur de sa propre réalité ; « rien ne lui serait impossible » ; il ne serait plus homme, mais fils de l’homme, étant sorti de l’homme et l’ayant aboli tout en l’ayant anobli.

N’est-ce donc pas finalement ceci le problème du christianisme : pratiquer la religion des anges. D’où cet engouement quasi psychiatrique à voir des anges dans certains milieux dits chrétiens. Et lorsque Jacques Ellul dit que « le christianisme est la pire trahison du Christ », n’est-ce pas justement parce que les chrétiens aiment les livres saints, tout comme les anges, eux aussi, aiment les livres gravés dans la pierre. Car il faut rappeler que la Loi fut donnée par des anges, non directement par Dieu (plusieurs passages bibliques en témoignent). Ainsi donc, le christianisme a-t-il toujours voulu faire de la Bible La Parole de Dieu, et de ce fait est-il souvent aussi intransigeant que les concepts, les vérités, et, comme les anges, sans souplesse existentielle, sans possibilité de comprendre l’autre en dehors du prisme de ses dogmes. En somme, le chrétien est devenu un savant imbécile ; ce n’est pas seulement Dieu qu’il ne comprend pas, mais c’est l’Autre, sa différence. La Bible cache en vérité quelque chose derrière ses mots. Ne faut-il pas la briser, la briser en tant que vérité pour écouter au-delà des mots ? Qu’est-ce que Dieu cache donc au-delà des mots, des anges, de la théologie définitive et de son encre noire si amère — Lui qui aime tant parler en paraboles ?

1e intervenant
[intervention manquante]

Akklésia · Ivsan Otets
1e intervenant a écrit : La Bible, dit « la parole de Dieu », a été transformée en vérité dogmatique.

Oui, je le pense aussi. Et j’aime la façon dont Chestov le disait : « La vérité de tout vrai prophète naît et meurt avec lui. Ce qui reste après le prophète, ce qui passe dans le domaine de l’histoire, ce n’est plus la vérité mais une manière de juger devenue obligatoire pour tous, généralement très utile et ayant une valeur sociale. » C’est là que se pose tout le problème de la subversion du christianisme, du Mal-Entendu de l’Écriture, c’est-à-dire du vol de la Parole d’un Autre pour la transformer en vérité dogmatique adressée à la masse. Mais outre ce terrible esprit religieux qui voit la masse avant l’individu, il y a encore cet esprit « grenouilleux » du mysticisme. Celui met beaucoup plus l’accent sur l’existentialisme inhérent à l’Écriture, mais il n’a pas le courage de considérer la teneur prophétique de cet existentialisme comme un À-venir de la Résurrection : il veut maintenant et tout de suite !

Le prophète « grenouilleux » des mouvements charismatiques vole donc lui aussi le texte ; il est lui aussi dans un Mal-Entendu du texte, mais il est beaucoup plus séduisant puisqu’il a tendance à s’adresser à l’individu directement. Qu’est-ce que sera son jugement ? C’est d’avoir transformé l’À-Venir de la Résurrection en une Promesse Ici et Maintenant. Il erre donc dans une forme de divination au nom du prophétisme biblique, promettant à l’individu la prospérité, le bonheur et la gloire dans la réalité présente, mais bonheur et gloire qui ne viennent jamais en vérité, puisqu’il faut tout abandonner. Même le Christ n’a pas développé ce pouvoir : Lazare est mort après sa sortie du tombeau ! La gloire qu’il vécut n’était pas la Promesse, mais son évocation, c’est pourquoi Lazare mourut ; et c’est pourquoi toute prophétie individuelle est imparfaite et doit mourir pour laisser place à la Promesse, à la Résurrection. C’est cela la maturité spirituelle : « les prophéties disparaîtront », dit le NT. De plus, la prophétie individuelle devient diabolique quand elle est élevée comme dogme, quand elle se fait l’égale de la Promesse ; de même en est-il du miracle. Aussi nombre de « prophètes » et de « faiseurs de miracles » seront jugés par le propre mysticisme ; et lorsqu’ils diront au Christ : « N’avons-nous pas prophétisé en ton nom et fait des miracles en ton nom », le Nazaréen leur répondra : « Soyez donc jugés par vos prophéties et vos miracles car vous les avez élevés comme Promesse : vous les avez fait Christ ! »

Soit donc, tu as raison selon moi ; si vérité biblique il y a, c’est pour qu’elle devienne pour moi-même une vérité prophétique, c’est-à-dire un cheminement vers Ma résurrection ; cheminement jour après jour, tandis que je meurs douloureusement d’une part, et tandis que d’autre part je vois sourdre en moi un Nom nouveau : ce que je ne suis pas encore mais que je deviens. Et cette vérité naît avec moi alors qu’elle se révèle à moi, au quotidien, puis meurt avec moi ; et enfin, ressuscite avec moi. Mais non parce que Je la ressuscite, mais parce que le Christ me ressuscitera, m’arrachera de la condamnation de la Nature, de la condamnation du Terreux, de cet homme qui n’entend pas le divin et qui veut l’expliquer. C’est ainsi que Dieu anoblira et révélera tout à fait la spiritualité qu’Il avait cachée en certains. Alors seulement viendra le « rien ne vous sera impossible », alors viendra, cette possibilité d’extérioriser au dehors ce qui est intérieur, sans être enfin limité par une Nature qui ici-bas est première. Ce qui sera Premier, ce sera l’homme, le fils de l’homme précisément, et la nature suivra ce qu’il Est, comme l’ombre me suit et ne peut me faire face.

Ce qui est paradoxal, c’est que le Mal-Entendu de l’Écriture est finalement le propre du judaïsme. En effet, le judaïsme, c’est vouloir la promesse ici et maintenant ; il parle ainsi de la réparation (tikkoun) du monde, d’où l’idée d’un messianisme régnant et de lois concrètes (morales, alimentaires…). C’est ce qui fait d’ailleurs sa fierté et son principal argument. Car le judaïsme s’empresse de critiquer la promesse de la Résurrection et le Royaume des cieux seul, disant qu’il y a là une forme de lâcheté, d’abandon, de ne plus vouloir « parachever le monde » dit-il, de refuser de l’améliorer. C’est en vérité tout le contraire, car le propre de la Résurrection c’est d’avoir le courage d’accepter que notre situation est sans issue, que toute réparation et parachèvement du monde est impossible, d’accepter qu’il faut que la condamnation ait lieu, qu’il faut mourir, et qu’il faut une recréation, non pour réparer, mais pour Glorifier. La lâcheté, c’est refuser cette impasse, et c’est une lâcheté parce qu’elle refuse à l’homme la foi, la vraie, celle où seul l’impossible est envisageable : où il ne reste plus que Dieu, et en vérité, la Gloire. Le manque de pragmatisme, c’est finalement du judaïsme, précisément parce qu’il s’entête dans un excès de pragmatisme, dans une auto-persuasion sur le fait que des lois puissent transformer le monde quand Dieu veut bien plus : il veut le glorifier. Or, ce Mal-Entendu qui fait de la Parole une puissance pour ici et maintenant, c’est précisément dans cela que le christianisme est tombé. L’église est plus ou moins une synagogue finalement, la sanctification est plus ou moins l’équivalent du tikkoun, et la Puissance de la Parole n’est plus l’impossible de la Résurrection, mais l’idée de faire agir Dieu ici et maintenant, dans une forme de religion magique que des hypocrites font croire à tous qu’elle vient de Jésus-Christ.

Y