La lanterne d’Akklésia

Les chimères de messie

Les chimères de messie sont des récurrences non seulement présentes dans toutes les religions, mais aussi dans toutes les historiographies. Que ces dernières soient mystiques ou non, et même lorsqu’elles se veulent absolument scientifiques – elles n’échappent pas à la chimère. Cette petite bestiole se glisse toujours, imperceptiblement, dans la narration.

Voyez par exemple le texte de St Paul adressé aux Romains au premier siècle : l’Épître aux Romains. Il fut abondamment commenté durant 20 siècles, dans toutes les grandes universités et écoles de pensées d’Europe et du Moyen-Orient. Aussi est-il difficile de nier son influence sur l’écriture de l’Histoire du Monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, au 21e siècle. Eh bien, voyez… il est introduit par une chimère de messie. Permettez-moi de synthétiser ci-après, en trois courtes phrases, les cinq premiers versets d’introduction de ce fameux texte :

Paul, apôtre, mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu qui avait été prophétisé dans les Écritures. Il concerne le Fils de Dieu issu de la lignée de David, lequel a été établi Seigneur. Nous avons reçu l’apostolat pour conduire à l’obéissance de la foi, en son nom, toutes les Nations.

Bingo ! On colle la couronne de Chef politique sur la tête d’une divinité et on annonce un nouveau monde à grands renforts de tragédies et autres coups de trompettes. L’Âge d’or arrive. Il doit globaliser tout-le-monde. Toutes les Nations ! Chaque époque de crise dans l’Histoire accouche ainsi de sa chimère messianique au son d’un cri de coq strident annonçant un tout nouveau Jour. On va ainsi éditer et organiser une « Grande Réinitialisation », un « Great Reset ». À l’époque de Paul, en plein Empire Romain, c’est le Roi-Messie Juif qui reçoit la couronne de réinitialisation, qui fait office de Chimère de messie. C’est un personnage imaginé probablement 3 ou 4 siècles avant notre ère, aux alentours de Josias puis d’Esdras, par les talentueux éditeurs de l’Ancien Testament.

Prenons encore un autre exemple, le Coran. L’islamologue français, Régis Blachère, nous dit la chose suivante dans son Introduction au Coran, pages 23 et 24. Il s’appuie sur Paul Casanova, un autre orientaliste français, qui le précéda dans ses recherches :

La doctrine de Mahomet, (…) présente un curieux parallélisme avec celle du Christ… sur le royaume de Dieu et la résurrection. (…) Car le Coran est une apocalypse, au moins dans sa première partie (non juridique). C’est une révélation sur la fin du monde. (…) Sans aucun doute, au début de sa mission, Mahomet, dans le Coran, n’apparaît que comme l’annonciateur de l’Heure suprême : le thème essentiel de la prédication, alors, est constitué par la description de la fin du monde, du Jugement Dernier, de l’Enfer et du Paradis dévolus aux Impurs et aux Purs. Mais quand [Mahomet] s’installe à Médine, le thème de la prédication se transforme ; on voit peu à peu la menace du Jugement s’effacer devant d’autres préoccupations bien plus immédiates, à savoir : organiser le culte, le droit, les rapports des fidèles les uns avec les autres.
Introduction au Coran, Régis Blachère, 2e édition, Maisonneuve & Larose, 1991.

Ainsi donc, une poignée de siècles plus tard, du côté de la Syrie, surgit une autre chimère de messie. Une certaine critique historique actuelle prétend même que le personnage fut, lui aussi, imaginé par des éditeurs-théologiens juifs. On ne saura jamais. Mais ce que l’on sait, ce qui est certain, c’est l’incroyable charisme que porte le drame historique. Quel prodigieux talent ont les hommes pour « transformer le tragique en œuvre d’art » (Muray), pour s’en servir politiquement et socialement, pour faire régner une Chimère de messie à un moment bancal et basculant de l’Histoire. En vérité, c’est bien une hypnose qui consiste à « sucrer la mort ». Je me réfère ici au commentaire du Hussard sur le toit de Giono par Philippe Muray, sur lequel Dianitsa a écrit un billet (lien ).

On se sert de la mort, plus précisément de la menace de mort et de thèmes macabres, pour donner de la crédibilité à sa propre révélation, révélation qui n’est en réalité qu’une chimère. On se sert de la mort pour faire de fausses prophéties. Car la mort a ce talent inhérent, naturel, pour nous exciter à chercher en nous une révélation qui nous « sauvera », c’est-à-dire qui nous permettra de lui échapper.

Aujourd’hui, il n’est pas question d’un personnage. Il est question d’un événement : une pandémie. Voyez tous ces religieux, tous ces mystiques, tous ces excités de l’événement, tous ces journalistes, tous ces sociologues, tous ces scientifiques, tous ces politiques qui viennent nous expliquer l’Histoire, ses tenants et ses aboutissants, ses mystères, etc. Le sens de l’Histoire. Ah oui ! les voilà, c’est leur Heure. Ils sont fébriles, ravis, en extase. Ils nous fabriquent et nous présentent leurs chimères de messie. Dès l’instant où l’Histoire se constipe, ils arrivent. Dès l’instant où l’Histoire a la chiasse, où elle dégage des vents nauséabonds exceptionnels, ils ouvrent tous leur bouche savante. Aujourd’hui, c’est de cette pandémie imaginaire que sort la chimère. C’est elle, en effet, comme « sœur jumelle de la fête » (Muray), qui est en train de pondre ses chimères de messie. Une explication divine ici, un jugement divin là, un renouveau politique ailleurs, un nouveau monde, une nouvelle terre, un nouveau paradigme, etc.

J’ai d’ailleurs toujours trouvé significative cette intimité de résonance entre eschatologie et scatologie. Les fins de monde sentent toujours la merde parce que les hommes viennent y déféquer leurs chimères.

L’homme-Dieu, lui-même, subit cette violence nauséabonde. Car il ressuscita. Mais Paul, hélas, s’égara dans le tombeau vide. Il assimila l’homme-Dieu à un roitelet juif mégalomane qui en son temps pilla les talents de l’Égypte. Plus tard, la chimère de messie judéo-ekklésiastique effaça tellement le nazaréen et son « royaume d’un autre monde », qu’on le compara alors à cette autre chimère – ce Syrien frustré du 10e siècle que des volontés politiques qui le dépassaient ont manipulé. Cette comparaison entre l’Islam et la subversion davidique du Christ n’est somme toute pas fausse. C’est pourquoi l’œcuménisme est inévitable. En effet, les chimères de messie ont en commun de vouloir régner, de reconnaître que leur royaume est de ce Monde, qu’il faut changer le Monde, sauver la Terre-Mère, etc. C’est pourquoi, plus l’événement crie, plus chantent les chimères de messie, et plus le Christ dit : « Je n’y suis pas. N’y va pas. N’y crois pas. Car je ne viens qu’au dernier événement : après ta mort. »

Ivsan Otets

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