La lanterne d’Akklésia
ENTRÉE DU FORUM
2012

« Dieu en toute liberté » de Eugen Drewermann (2)

1er intervenant
Eugen Drewermann, dans Dieu en toute liberté, écrit : « Une âme aussi sensible que la poétesse française Marie Noël a consigné de nos jours dans son journal religieux des impressions tout à fait comparables. “Celui qui a créé le monde n’a donné à l’être vivant qu’une seule loi : ‘MANGE’ et celle-ci qui est la même : ‘POUR MANGER, TUE !’ — ‘SI TU DÉSOBÉIS, SI TU REFUSES CE QUE TU DOIS À TON VENTRE, TU MOURRAS. — CAR TELLE EST MA VOLONTÉ. TOUTE CRÉATURE SERT DE PÂTURE A L’AUTRE.” — Celui qui a racheté les hommes leur a révélé une autre loi : “AIME” — L’Amour refuse de manger son prochain. — L’Amour refuse de tuer l’homme, la bête, la plante. Tout est son prochain. Aux extrêmes limites de l’Amour, l’Amour sans limites est péril de mort. — L’amour est une désobéissance à la loi du Créateur. »

Akklésia · Ivsan Otets
1er intervenant a écrit : Eugen Drewermann, dans Dieu en toute liberté, écrit : « Une âme aussi sensible que la poétesse française Marie Noël a consigné de nos jours dans son journal religieux des impressions tout à fait comparables. “Celui qui a créé le monde n’a donné à l’être vivant qu’une seule loi : ‘MANGE’ et celle-ci qui est la même : ‘POUR MANGER, TUE !’ — ‘SI TU DÉSOBÉIS, SI TU REFUSES CE QUE TU DOIS À TON VENTRE, TU MOURRAS. — CAR TELLE EST MA VOLONTÉ. TOUTE CRÉATURE SERT DE PÂTURE A L’AUTRE.” — Celui qui a racheté les hommes leur a révélé une autre loi : “AIME” — L’Amour refuse de manger son prochain. — L’Amour refuse de tuer l’homme, la bête, la plante. Tout est son prochain. Aux extrêmes limites de l’Amour, l’Amour sans limites est péril de mort. — L’amour est une désobéissance à la loi du Créateur. »

Drewermann a-t-il bien lu le texte en entier pour l’interpréter ainsi ? Certes, dès le commencement, dans la Genèse, nous retrouvons ce « mange » que les cieux scandent à l’homme. Toutefois, soyons exacts, respectons le texte, car il en est dit plus que veut en dire Drewermann. À savoir : « Ne mange pas de tout ! Ne mange pas de la connaissance, de l’arbre du bien et du mal, sinon, tu mourras. » L’homme devait-il donc rester un idiot ? Et qu’est-ce que cet autre arbre, l’Arbre de Vie dont l’homme peut se nourrir sans retenue ? Cet arbre dont le fruit semble nettement supérieur aux yeux du ciel ; dont le fruit est estimé par le ciel capable de produire en l’homme une véritable transformation. Tandis que l’autre arbre, en simulant notre transformation, finit par nous empoisonner puis nous tuer : c’est l’arbre de la mort. Car bien sûr, il faut lire le texte ainsi que l’auteur l’a écrit : de manière allégorique.

Ainsi donc, comme le dit un commentateur hébreu : « Qu’est-ce que ces arbres puisque le Jardin est un lieu métaphysique et non physique ? Ce sont des conseils. Des transformations du psychisme. Le mot êts, עץ pour « arbre », est à rapprocher du mot êtsa, עצה qui veut dire « conseil » ; voir 2Sam 177. » — En vérité, la nourriture est ici plus qu’une transformation du psychisme, mais une transformation de Nature. C’est toute la problématique de l’homme et du fils de l’homme ; de l’adam, le raté et du second adam, le ressuscité. Ce qui différencie l’un et l’autre, ce n’est point que l’un mange et que l’autre jeûne : c’est leur nourriture M. Drewermann ! Apprenez à lire. L’un et l’autre mangent. Mais l’un devient un mortel ; impuissant devant la nécessité, il ne parvient jamais à son but : à dépasser la nécessité de manger pour vivre. Aussi n’écoutera-t-il que son ventre qui jamais ne sera rassasié. Tandis que l’autre, étant devenu immortel et comme rempli de Vie, ne mangera jamais par nécessité, mais pour festoyer ! Bien plus. Son but étant atteint il deviendra lui-même une nourriture de Vie pour son prochain.

C’est ainsi, M. Drewermann, que le propre de l”Amour, précisément, c’est de dire à l’animal intelligent, à cet homme dont le grand savoir ne peut jamais étancher sa soif de pouvoir et calmer sa faim de richesses… de lui dire : « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. […] celui qui me mange vivra par moi. » (jn 6). L’amour n’est pas une désobéissance à Dieu, mais une désobéissance à l’homo sapiens, une désobéissance à la raison que l’homme a divinisée en faisant d’elle un Créateur qui l’élève et fait de lui un dieu pour l’animal : le Dieu des animaux. C’est pourquoi, dira ailleurs Carmen à cette homme raisonnable :

L’amour est enfant de Bohême,
il n’a jamais, jamais connu de loi,
si tu ne m’aimes pas, je t’aime,
si je t’aime, prends garde à toi !

Soit donc, au commencement, Dieu dit à l’homme : « Tu vivras pour manger, pour te transformer en la même nature que moi. Pour être tel un fils. » Mais l’homme n’écouta pas. Depuis ce jour, la divine raison armée de la nécessité lui aboie au visage l’exact opposé : « Tu mangeras pour vivre. Et c’est à la sueur de ton travail que tu extraieras cet aliment du monde de la terre. » Puis vint l’amour. Mais cet amour qui en vérité ne refuse pas de tuer. Il se tua lui-même sur une croix et par cette injustice devint pour nous un puits d’eaux vives. C’est encore cet amour qui a dit à l’homme au commencement : « Ne crois pas au pain de la terre comme s’il était la vie, sinon je te priverai de ma vie. Je te tuerai. Je ne te laisserai pas vieillir sans fin dans un corps se décrépissant. » Car lorsque l’amour dit à l’homme son amour, il lui dit : « Je t’aime, aussi prends garde à toi, car je t’interdis de mourir ! » Or, c’est précisément en tuant l’homme que l’amour donne à cet homme de ne plus pouvoir mourir : afin qu’en ressuscitant, l’homme scellé par cet amour puisse par Lui affirmer sa supériorité sur la mort. Afin qu’il devienne un Arbre de Vie. — « Dieu en toute liberté », c’est aussi la liberté de mourir ; c’est aussi la liberté de se sacrifier au nom d’un amour immortel. De sacrifier le bios de notre vie biologique pour atteindre la Vie de l’Être-Vivant : le ressuscité.

1er intervenant
[intervention manquante]

Akklésia · Ivsan Otets

Je ne connais pas l’œuvre de Drewermann et je suppose que tu dois retirer de sa lecture des éléments utiles. Je ne faisais que commenter ce passage, précisément, et non l’ensemble de ses écrits. Toutefois, tu évoques son rapport avec la doctrine de Marcion… et du coup, je comprends mieux ! Ce fameux passage : « L’amour est une désobéissance à la loi du Créateur », c’est du Marcion ! Et c’est bien cela que je critique.

Cette incompréhension typique qu’avait Marcion de l’AT est toxique au possible. On différencie radicalement puis on oppose le « Dieu violent » de l’AT et le « Dieu d’amour » du NT : « Yavhé Élohim versus Jésus » en somme. De là on en arrive à un totalitarisme de l’amour, à une sorte de dictature violente de l’amour, mais tout enrobé de sucre glace. C’est ainsi qu’Augustin lui-même (et combien j’ai lu cet auteur et le respecte) tombe dans le piège : « Si tu veux voir Dieu, il y a une chose à laquelle tu es à même de penser : “L’amour est Dieu” », dit-il dans un commentaire des lettres de Jean.

Soit donc, on a très habilement transformé le : « Dieu est amour, ou, Dieu est l’amour » ; en : « L’amour est Dieu ». De là en vient-on à une espèce de romantisme, à un évangile des violons, à un discours sur Dieu qui est bubble gum & chamallow, et enfin à un comportement pusillanime écœurant. On édicte, sans le dire clairement, des lois de ce type : « L’impolitesse, le moindre haussement de ton, ou le simple “ non ” que tu opposeras au risque de désunir, cela est une manifestation d’un non-amour. C’est donc une négation de Dieu, puisque l’amour est Dieu. Aussi es-tu diabolique, psychiquement atteint, et ton comportement a besoin d’être recadré par nos experts de l’âme. » De là ce genre de propos à la Gandhi ou à la Drewermann : « L’Amour refuse de tuer l’homme, la bête, la plante. Tout est son prochain. […] L’amour est une désobéissance à la loi du Créateur. »

Et voilà. L’amour est une désobéissance de l’AT ; l’amour est contre la loi du Créateur dont témoigne l’AT. Je le répète, ce benêt de Drewermann a mal lu et mal entendu l’AT, et probablement avec les yeux et les oreilles de Marcion. L’amour n’est pas Dieu et le bien n’est pas Dieu. Et pourtant, Dieu est amour et Dieu est bon. Tant qu’on n’acceptera pas de se briser contre ce mur, jamais on entendra Dieu, mais précisément une loi ; qu’elle porte le nom de « l’amour » ou du « bien et du mal », elle reste une loi. Aussi faut-il simplement entendre la chose suivante : le diable est capable d’amour, et je dis même qu’il excelle à cela.

C’est ainsi que la loi du bien et du mal de l’AT, cette loi qui est accrochée dès l’origine à l’arbre du bien et du mal évoqué dans l’Éden, elle est précisément une loi à laquelle Dieu refuse, dès l’AT, que l’homme y soit soumis : « Ne t’en nourris pas », lui dit-il, « sinon tu mourras ». Il veut la désobéissance de l’homme face à la Loi. La loi est-elle pour autant diabolique ? Non. Mais elle fut donnée à la liberté de l’homme. Elle fut donnée telle une armée de serviteurs glorieux afin que l’homme puisse dire aux lois physiques de la Pesanteur, par exemple : « Écarte-toi, va derrière moi, car aujourd’hui je marche sur l’eau. » Et la Nature de répondre : « Halléluia, que les collines éclatent en chants de triomphe, et que les arbres des champs battent des mains » (isa 55). Et les collines le feront, réellement ; et les arbres le feront, concrètement.

Paul avait fort bien compris cela, cette inversion d’autorité, lorsqu’il dit : « Jusqu’à ce jour, la Création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. » (ro 822). Car la création souffre d’être soumise à la Loi par laquelle les cieux et la terre sont sortis du chaos. Et cette souffrance, ce dérèglement où la loi, rendue folle, est incapable de gérer la liberté mouvante de l’homme, cette état-là vient précisément de l’acte de l’homme. L’homme n’est pas, et n’a pas été capable d’assumer sa liberté par laquelle il était destiné à être Prince et tête de la Création. Il a livré cette responsabilité aux lois, en se soumettant lui-même à ces dernières.

Ce que Drewermann ne veut pas comprendre, c’est que pour renverser ce processus tragique, il a plu à Dieu de livrer l’homme à la mort. De le tuer. Afin justement qu’il ne périsse pas éternellement, mais qu’il puisse ressusciter fils de l’homme. Afin qu’il retrouve sa couronne de Fils. Afin qu’il commande un jour, selon sa volonté, aux concepts et aux vérités, là, dans un monde-à-venir qui n’est plus terrestre. — Concrètement l’amour de Dieu ne craint pas de nous confronter à la souffrance et à la mort pour nous donner de les vaincre par la foi en Lui. Mais l’amour abstrait et romantique dont témoigne Drewermann ressemble plus à celui dont parle Dostoïevsky dans L’Idiot : « L’amour abstrait de l’humanité est presque toujours de l’égoïsme. »

1er intervenant
[intervention manquante]

Akklésia · Ivsan Otets

  Cela n’enlève rien au fait de s’intéresser aux courants du christianisme primaire parmi lesquels celui de Marcion qui avait alors une grande popularité. L’enjeu de l’époque était finalement le même qui perdura et qu’on voit encore aujourd’hui : trouver le chemin médian entre les différentes radicalités du christianisme, un chemin qui permettrait de réunir sous la même universalité tous les courants. Aujourd’hui nous parlons d’œcuménisme ou de mondialisme, et à l’époque d’universalisme, du tout, de la totalité, c’est-à-dire littéralement de catholicisme : katholiké ekklèsia, καθολική εκκλησία, l’universelle église.

À ce petit jeu de qui gagnera le titre de « catholique », de qui parviendra à réunir tout et tous sous les ailes et sur le sein d’une seule bergerie-Mère, à ce petit jeu sanglant chaque dénomination a toujours voulu récupérer la figure de Paul pour se justifier d’être dans la vérité. Et Marcion semble avoir été un déclencheur à ce titre, puisqu’il poussa trop loin l’opposition paulinienne de la foi et de la loi, ne reconnaissant pas le Dieu de l’AT. Une telle attitude est, je crois, à l’époque, d’abord motivée par un désir de se séparer du judaïsme très présent dans le premier christianisme. Et bien sûr, outre qu’elle entraîne à l’antisémitisme, elle est théologiquement insoutenable. À ce titre, j’ai écrit dernièrement un petit billet qui fleurette avec ce sujet : Le mors trompeur de l’égarement

De plus, Marcion et d’autres courants de son type ont parlé notamment d’une figure de Christ non incarné. Dans un élan gnostique, la chair lui paraissait si impure qu’il ôta même le passage de la naissance dans l’évangile de Luc. Paradoxalement, aujourd’hui, les tenants du « Jésus de l’Histoire » sont en train de glisser dans une figure christique de ce type, une figure qui serait donc plus conceptuelle que véridique. Ils cherchent à prouver que le « Jésus historique », bien que personnage réel, n’était pas ce qu’en dit le NT, mais que les auteurs du texte se seraient finalement servi de ce personnage pour imaginer un Christ de chair et de sang et ressuscité corporellement. La résurrection du Christ serait donc irréelle selon eux, une sorte de placebo divin, spirituellement utile pour l’homme. En gros, ce « Jésus de l’Histoire » qui se veut donc œcuménique, et humaniste est en train de canoniser Marcion, mais cette fois au nom de la recherche archéologique, théologique, narrative… et réussissant à rassembler autour de lui catholicisme, protestantisme et judaïsme… Machiavel & Co en somme. C’est à vomir.

Bref… tout le NT reflète ce conflit universaliste, cette guerre dont l’enjeu était, et demeure gigantesque : organiser en « un seul tout », dans « un dogme unique » et « sous l’autorité d’un seul » tous les courants hétéroclites. Je crois que l’art de lire le NT est de comprendre précisément cet enjeu et ce conflit sous-jacents dont il est tout empreint.

Qui gagna à l’époque ? On dit souvent que c’est Paul qui inventa le christianisme. Je crois quant à moi que c’est faux. Le gagnant, c’est l’auteur des Actes des apôtres : un livre catholique et mondialiste au possible ; et intelligemment construit. Toutes les figures d’autorité et toutes les théologies sont subtilement ramenées dans une voie médiane. Et pour cela, l’auteur n’hésita pas à reconstruire la figure de Paul (entre autre) ; un Paul dont il ne connaît pas les lettres et dont il ne fut pas le compagnon ! Bref, c’est le pire des livres… et pourtant, fort utile, précisément pour cela. Le fait significatif est que la première fois où le mot Ekklésia est cité dans cet ouvrage, c’est lors d’un crime, durant le premier procès en hérésie, en Act 511 (je tiens compte du texte Alexandrin, non du texte Occidental, car, comme tu le sais, nous avons 2 textes des Actes). Si tu regardes bien, finalement, ce sont toujours les tièdes de la voie médiane qui sont victorieux : rien de nouveau sous le soleil.

Ainsi donc, la lecture de Drewermann peut être fort utile dès l’instant où l’on sait lire, et comme toi, avoir l’intuition d’une dérive. Il faut ensuite détricoter cette dérive, car c’est là qu’on parvient, peut-être, à mieux comprendre ce qu’elle dissimule, à savoir la révélation. J’ai à une époque été un passionné de Saint Augustin que j’ai abondamment lu. J’en ai retiré d’excellentes choses, directement d’abord, mais aussi indirectement, c’est-à-dire par la critique. Aussi, bien qu’ayant un grand respect pour cet auteur, je n’hésiterai pas aujourd’hui à lui botter les fesses quand je le vois écrire les choses suivantes issues d’un de ses sermons :

« On ne peut avoir, en dehors de l’Église, l’Esprit saint, qui est l’âme de l’Église. […] Or, ce que l’âme est pour le corps de l’homme, l’Esprit saint l’est pour le corps de Jésus Christ, qui est l’Église ; l’Esprit saint opère dans toute l’Église les mêmes effets que l’âme produit dans les membres d’un seul corps. Mais considérez attentivement ici ce que vous devez éviter, ce que vous devez observer, ce que vous devez craindre. Il arrive quelquefois qu’on retranche quelque membre dans le corps, ou, plutôt, du corps de l’homme ; c’est la main, le doigt ou le pied ; or, l’âme suit-elle ce membre retranché ? Lorsqu’il faisait partie du corps, il était vivant ; il perd la vie aussitôt qu’il en est retranché. Il en est de même pour tout chrétien catholique : il perd la vie aussitôt qu’il en est retranché. Il en est de même pour tout chrétien catholique : il vit tant qu’il est uni au corps de l’Église ; dès qu’il s’en sépare, il devient hérétique ; l’esprit n’anime plus ce membre retranché. Si donc vous voulez avoir en vous la vie de l’Esprit saint, attachez-vous étroitement à la charité ; aimez la vérité, désirez l’unité, afin de parvenir un jour à la bienheureuse éternité. Amen »

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