La lanterne d’Akklésia
Propos cavaliers

Le Mal sucré de la Ruche

Muray commente Giono, dans ses “Exorcismes spirituels”

Plusieurs médias d’information dans leur rubrique « culture » ainsi que divers médias en ligne officiellement culturels ont, dès le lancement médiatique de la pandémie (février 2020) – donc très rapidement –, compilé des titres d’œuvres littéraires ayant pour thème ou pour arrière-plan une épidémie. À quelques ajouts près, la même liste a fait le tour du réseau électronique culturel français. Des équivalents de cette liste didactique furent bien sûr créés simultanément à travers le village global.

Bâtie sur le modèle devenu très populaire du pense-bête culturel, parfois dit des « Incontournables » (un digest de digests), la liste d’œuvres invite le culturé à prendre de la distance avec Lapandémie, c’est-à-dire avec la fiction qu’ « on » est en train de lui faire subir. De leur point de vue, les vitrines culturelles invitent leurs visiteurs à prendre de la distance avec ce qu’elles désignent comme leur « vie en temps de pandémie » ou leur « expérience de la pandémie », ceci à l’aide d’histoires elles-mêmes inspirées de faits réels et historiques d’épidémie. Je remarque cependant que pour la majorité des gens de par le monde, pour la majorité d’entre nous en réalité, les expériences liées à l’épidémie actuelle sont pour l’essentiel médiatiques et politiques. L’épidémie en elle-même, comment dire…

Qu’à cela ne tienne ! Nos instructeurs culturels – les inspirés, les érudits et les suiveurs paresseux – se sont empressés de tailler et de polir de jolis petits miroirs pour tenter de nous convaincre que l’affreuse réalité se reflète dans la prestigieuse création artistique et le non moins prestigieux passé culturel de l’humanité. On se sentirait presque privilégié de vivre une telle époque d’oppression globale et ubuesque. En tout cas le culturé, lui, saura à quoi la comparer, cette étrange et terrible époque ! Il sera en mesure de gloser sur le sujet. Et il flottera dans un doux sentiment d’élévation lorsqu’il se rendra compte qu’il communie avec d’autres culturés (« Nous… nous connaissons les Incontournables ! » balbutiera-t-il de bonheur).

Le site de la CAF propose aux parents à court d’idées une liste d’activités à faire faire à leurs enfants mis au chômage technique, enfin, désœuvrés. Inspiration, consolation, vernis culturel (la vie sociale continue en visioconférence après tout), idées-lecture, maintien dans l’ambiance : la liste d’œuvres sélectionnées sur le thème de l’épidémie peut de son côté servir à tout cela. De même que les innombrables articles « listant » les bienfaits de l’ail, des graines de lin ou de la marche à pied, ce hit-parade épidémio-littéraire se doit d’être utile au public. N’oublions jamais que la Culture est d’utilité publique. La preuve : chacun peut « en tirer des leçons ».

Les Contes de Canterbury (XIVe s.), dans lesquels l’épidémie de peste n’est somme toute que périphérique, n’ont pas eu les faveurs des médiateurs culturels francophones qui lui ont préféré son prédécesseur immédiat, le Décaméron de Boccace, borne culturelle plus explicitement liée à la Mort noire et dont Chaucer se serait de toute façon inspiré. Le contexte de pèlerinage, l’abondante réflexion religieuse et une certaine complexité de l’œuvre anglaise ont peut-être aussi découragé les listeurs. Le Décaméron avait en outre deux avantages culturels hyper compétitifs : il a été surnommé le « premier roman européen » (bien que ce ne soit pas un roman) et il donne largement parole et initiative à la gent féminine. Il répand ainsi une bonne odeur de modernité.

La modernité est le choix revendiqué de France Culture, l’une des principales enseignes en la matière. S’il y a bien un média qui aurait pu exhumer les Contes de Canterbury ou encore d’autres vieilleries pour prendre le temps d’en parler, c’est bien une radio d’État spécialisée dans la Culture ! Étrangement, les agents de ce pôle de diffusion du savoir ont eu la démarche exactement opposée. France Cul’, comme l’appellent affectueusement ses fidèles, a établi sa liste d’œuvres sur le critère chronologique d’une parution après 1945. Allez savoir pourquoi ! Qu’une vitrine officielle de la connaissance se permette aussi ouvertement de se couper du passé me paraît vaguement inquiétant.

Toujours est-il que, pour cette opération, des œuvres littéraires extrêmement diverses ont été mises dans le même sac étiqueté « Épidémie » afin d’illustrer l’actualité. C’est la loi du marché. On ne vous avait pas dit que la Culture était un produit du marché ? Ces œuvres n’ont souvent rien à voir les unes avec les autres mis à part d’avoir une épidémie à l’intérieur, comme certains yaourts contiennent du bifidus actif. Mais comme il faut bien lier cet assemblage hétéroclite pour en faire un produit prêt-à-consommer, les listeurs vont faire pleuvoir les généralités comme on arrose de lait son muesli.

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Le Hussard sur le toit de Jean Giono (1951), est régulièrement repris dans les listes. Il présente le triple avantage d’être post-1945, d’être accessible, et de se dérouler au XIXe siècle c’est-à-dire dans un passé pas trop farouche mais assez lointain pour éviter toutes sortes de malaises liés au correctisme actuel. C’est un bon client. En tout cas à première vue. Philippe Muray, qui sait lire des livres et les commenter, n’a guère la même approche de ce roman ; et je lui emboîte le pas. Mais goûtons d’abord à la prose des boutiquiers autorisés.

Dans le petit tiroir « Hussard sur le toit », nous trouvons donc ce genre de réflexions-snack qui serviront de « Bouillon de poulet pour l’âme » (éd. J’ai Lu), du nom de cet immense succès de librairie anglo-saxon, rayon Christianisme/Développement personnel. Voyez vous-même ce saupoudrage de banalités insipides qui n’agrémenteraient même pas de l’eau chaude mais qui en ont les mêmes propriétés ramollissantes :

Hussard sans reproches, il soigne les malades sans crainte de la maladie. Accusé de répandre tous les maux et notamment la contagion, il finira sur un toit, contemplant le chaos d’une ville à l’agonie, figure de bouc émissaire protégé par la pureté de son âme.
Néanmoins, en bon personnage d’inspiration stendhalienne, Angelo accorde une importance particulière au devoir et à la vertu. Fort d’une immunité inexplicable et d’une noble dévotion, il se met au service de quelques condamnés dans l’espoir de les sauver du calvaire, se retrouvant aux premières loges de la danse macabre. Il s’insurge contre ce mal foudroyant qui, selon lui, révèle “la saloperie humaine”.
La jeunesse et l’allégresse des deux héros contraste avec l’univers d’une humanité qui a perdu ses repères. La catastrophe de l’épidémie libère la peur, l’égoïsme et la rapacité.
Le jeune soldat s’arrête pourtant sur son chemin pour soigner les victimes, sans craindre la contagion et observe depuis les toits l’agitation du monde. Angelo représente l’ange immortel au-dessus des bassesses des hommes. Symbole de la pureté qui rend fort par opposition aux petits arrangements qui apportent leur lot de malheur. Un roman sombre et lumineux à la fois.
(…) l’épidémie sert à la mise à nu morale et symbolique de l’humanité, révélatrice des vices et vertus des individus, des travers et des forces de la société, avec ses héros et ses salauds.

Résumé des résumés-digests : Le Hussard sur le toit de Jean Giono est une bougie parfumée à l’humanisme mâtiné d’intervention humanitaire.

Voyons maintenant ce qu’en dit Muray.

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C’est dans un article daté de 1996 (en lien PDF au bas de ce billet), hors de tout contexte pandémique ou épidémique, que Philippe Muray commente ce même roman de Giono. Puisqu’il commence sa critique par une analyse de style sur le thème du saut, je reprendrai l’image qu’il emploie et je dirai que son commentaire du Hussard fait lui-même faux-bond aux considérations morales convenues.

La narration bondit, nous dit-il, comme le héros Angelo sur son cheval. Au mouvement du saut (sauter, bondir, faire faux-bond), Muray associe la souveraineté de l’auteur et du personnage, une souveraineté qui s’exprime, pour le personnage, dans la spontanéité et l’irréfléchi. Cette souveraineté, Muray la décrit comme « toutes les attitudes humaines qui échappent ou tentent d’échapper aussi bien au désir d’intégration, à la volonté d’adaptation, aux stratégies de conquête de l’appareil social, qu’au souci de satisfactions utilitaires, à la volonté de révolte ou de domination. » Dans le roman, la souveraineté de l’être existant, incarné par Angelo, fait face à la planification et à la grande peur qui poisse et agglutine, ou plutôt elle l’ignore, elle l’esquive.

Dans le chaos de l’indifférencié et du programmé (le choléra c’est le Programme parce que c’est le collectif, comme tous les fléaux, toutes les épidémies, toutes les catastrophes, tous les « universels », y compris les « valeurs » du même nom), l’inattendu est le bonheur.

En avançant, on apprendra que l’ennemi n’est pas la contagion mais le prosélytisme, pour paraphraser les propos d’un personnage. Le prosélytisme ce sont toutes les activités liées à l’embrigadement : convaincre, faire adhérer, « éduquer sur le sujet », etc. Le résultat de ce zèle prosélyte est l’agglutination des individus, l’agglomération de chaque conscience capturée aux autres déjà agglomérées, dans le but de faire advenir l’unification censée régler tous les problèmes. Dans notre contexte de Lapandémie fictive, ce même prosélytisme est le fait d’admettre et de relayer toutes les narrations données pour des « informations », tous les mots d’ordres donnés comme inévitables et absolument nécessaires alors qu’ils ne sont que de pures injonctions insensées et contradictoires qui détruisent les âmes et les corps.

Il s’agit donc d’un phénomène initialement médiatique mais non limité aux médias, car la nature de ce prosélytisme est d’être répercuté et amplifié par les personnes mêmes qu’il cible, au travers de toutes les formes d’adhésion que ces personnes vont développer, comme on développe une névrose. Adhésion par peur, adhésion par ignorance, adhésion par conformisme, adhésion par paresse ou lâcheté, adhésion par conviction, adhésion par intérêt, par calcul…

Envoûtement

Angelo a un pendant féminin, Pauline. Les deux héros du roman sont des « résistants » naturels au Mal sucré. Ce Mal sucré de la propagande mortifère est symbolisé dans le récit par un phénomène aberrant provoqué par l’épidémie, dans le monde animal. Les corbeaux roucoulent « comme des pigeons tendres ou des chats en chaleur », la musique de leur chant est envoûtante et sirupeuse alors même qu’ils portent la maladie mortelle dans leur bec.

Le Mal est séducteur. La maladie n’est que séduction. (…) Les cadavres se parfument au jasmin pourrissant. Toute la monstruosité vicieuse de l’épidémie est là, dans ce fumet capiteux et pestilentiel. (…) On n’a peut-être rien inventé de plus « contemporain », par la même occasion, que cette thématique du sucré mortifère. [je souligne en gras, l’italique est de l’auteur]

En lisant « sucré mortifère » beaucoup d’entre nous penseront tout simplement au sucre, à la denrée alimentaire. Les Américains, grands consommateurs de cette denrée, ont surnommé le sucre la Mort blanche (White Death) à cause de sa couleur et de ses nombreux effets délétères sur la santé. Mais le sucre est avant tout un délice, un plaisir du goût qui a aussi un effet psychologique puissant, pouvant agir selon les personnes et les circonstances comme un remontant, un euphorisant ou un calmant. Et c’est bien le paradoxe : qu’une chose aussi manifestement bonne soit en même temps un poison mortel insidieux.

Le Mal – la mort par contagion-prosélytisme – est parfumé par l’extase collective qui l’entoure et le porte. Le frisson organique, cosmique, de vivre la même expérience que la grande mer humaine au même moment, d’être au diapason du Grand Tout, en osmose avec le grand nombre, avec la quantité, au sein du grouillant qui chatouille et tient chaud ; l’ivresse d’appartenir à l’accord parfait de la Symphonie — tout cela est follement entraînant.

Entraînant comme un fête. Le festivisme étant le sujet de prédilection du critique Muray, il faut ajouter des propos tirés d’un autre de ses nombreux écrits disséquant la réalité du processus de destruction par la fête. La fête unanimisante…

Le roman contemporain n’a pas encore appris à trahir ce qu’il n’a même pas encore appris à reconnaître comme un nouvel ordre. (…) comme tant d’autres protagonistes encore, à telle ou telle époque donnée, cherchant à s’esquiver, de façon plus ou moins subtile et discrète, loin de tout ce qui prétend s’imposer comme positivité (même et surtout au cœur de la catastrophe), le roman qui vient, s’il veut survivre, devra affronter les nouvelles formes épidémiques d’être-ensemble, ou de faire-en-commun qui sont en train de s’inventer sous nos yeux (…)
Il existe désormais, à l’état encore plus ou moins embryonnaire, un programme de dressage festif, d’initiation, de rééducation, d’apprivoisement (…)
Exorcismes spirituels III · « Roman année zéro » · [je souligne]

L’envoûtement du Mal, un Mal sucré par la douceur de l’harmonie donc quasiment irrésistible, sa séduction charmante, poussent à lui céder et à se suicider dans l’acceptation du fléau ou de l’hyper-événement collectif. Qu’est-ce encore que ce mal ? C’est l’oblitération de soi, de sa volonté propre pour se laisser porter par la foule, par la Ruche aux comportements codés et programmés, à l’existence nécessairement utilitaire. C’est le ralliement et l’appartenance à la Ruche fonctionnelle et anhistorique au prix de son existence propre, particulière et imprévisible. La mort sucrée c’est se conformer, consciemment ou inconsciemment, aux évidences de la Ruche, accepter tout ce qu’elle semble gratuitement offrir, tout ce qu’elle pose directement sur notre table : discours, divertissements, opinions, options sociales, façons de parler, de penser, de vivre, de réagir, etc. Un monde aussi lisse et consensuel qu’un dessin animé, facile à vivre en surface.

C’est un charme puissant, une griserie difficile à combattre sur la durée. Car la fête, la douceur, l’harmonie et la compagnie des hommes sont des Biens, qui se transforment en Maux sucrés lorsqu’ils ne suivent pas la volonté souveraine de l’homme, lorsqu’ils servent au contraire à écraser cette souveraineté derrière un masque souriant et invitant. C’est pourquoi, d’après Muray, il ne faut pas combattre ce charme mais ne pas y croire et l’ignorer. Au cœur de l’euphorie ou de l’hystérie collective qui menace de nous entraîner et de nous asphyxier, il faudrait manifester comme les héros une « absence de complicité avec la surréalité trop réelle de l’épidémie » et être « dans la mesure de ses moyens, comme si l’épidémie n’était pas. ».

Voici donc ce que Muray voit dans Le Hussard sur le toit, ce bon client des DJ culturels qui mixent des listes d’œuvres pour l’édification standard des habitants de la ruche. Comment se fait-il donc que Giono dise, en quelque sorte, le contraire de ce que lisent les médias chez lui ? Muray, bien connu pour être un pourfendeur de la modernité absurde et de ses élans collectifs de plus en plus étouffants, a peut-être vu midi à sa porte en faisant dire tant de « mauvaises » choses au roman de Giono ?

Que Giono fût lui-même un résistant à la Ruche n’est pas seulement visible dans son « roman d’épidémie » mais également dans ses propos personnels.

L’une des cires les plus puissantes de la Ruche sociale est son système d’information-propagande. Ainsi, l’information-propagande est l’un des principaux matériaux qui servent à bâtir les murs de la Ruche. En effet, cette « info-prop » est la parole médiatique, c’est-à-dire calibrée pour les masses, sécrétant l’univers de mots, d’idées, de croyances, de sentiments, de rêves, de comportements-réflexes… utiles à la Ruche. Ces sécrétions sont bien sûr destinées aux abeilles, c’est-à-dire aux (anciens) hommes qui ont abandonné leur souveraineté. En d’autres termes, les médias fabriquent une grande part de notre univers mental, comme un metteur en scène fabrique le décor où il veut voir évoluer ses acteurs. Et le prosélytisme acharné de l’info-prop, son activité contaminatrice, consiste à convaincre et à convertir — à gagner les âmes et à les maintenir dans l’ambiance de la peur, ou dans tout autre décor prescrit.

Dans le propos ci-dessous commenté par Muray, Giono exprime clairement sa position vis-à-vis de cette cire qui cherche à souder les hommes autour d’événements précis.

Dans les années 50 déjà, il [Giono] faisait partie des rares élus à savoir que les catastrophes ne sont plus que des épisodes de la guerre livrée par les médias à l’inattendu, c’est-à-dire à la vie : « La bombe atomique n’est pour moi qu’un événement du journal », confie-t-il à la même époque dans un entretien. Le choléra aussi, dans son genre, est un événement du journal. Et quand on croit trop aux événements du journal comme réalités, on en meurt. [je souligne]

Lapandémie actuelle est un événement du journal. Un récit propagé par des écrans et des hauts-parleurs. Est-il possible qu’on meure de croire en sa réalité ?

➻ PDF · Naissance d’un personnage (Giono), de Ph. Muray · Exorcismes spirituels II, Les Mutins de Panurge.

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